Intervention lors du colloque international au Rwanda

« Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi du Rwanda »

Responsabilité et culpabilité en droit international – Implications pour le rôle de la France lors du génocide des Tutsis au Rwanda

Vincent Depaigne

Un préalable me semble important ici lorsque l’on parle d’une justice qui concerne les Etats: depuis les procès de Nuremberg, la question de la justice en matière de génocide s’analyse d’abord en termes de responsabilité individuelle au plan pénal. L’approche proposée ici est celle du droit public et elle n’est pas du tout contradictoire avec la notion de responsabilité individuelle, bien au contraire: s’il est important de déterminer la responsabilité des individus, la nature du crime de génocide est que celui-ci n’existe que dans un cadre collectif (généralement celui de l’Etat) et qu’il est également important de l’examiner aussi bien sous l’angle individuel que collectif.

De ce point de vue l’arrêt Papon du Conseil d’Etat français de 2002[1] est éclairant: le Conseil d’Etat considère que le rôle de Maurice Papon, secrétaire général de préfecture, responsable de la déportation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale, combine faute personnelle et faute de service. Le Conseil d’Etat fonde son arrêt sur la politique développée par l’Etat français à l’encontre des Juifs, les directives publiques sur lesquelles M. Papon a pu se fonder, mais reconnaît que M. Papon a une responsabilité personnelle, notamment en donnant une ampleur particulière à l’action menée au nom de l’Etat.

L’approche proposée aujourd’hui reprend certains éléments que je développe dans un article dans la Revue de droit international et de droit comparé[2]. Cet article se fonde essentiellement sur l’arrêt de la Cour internationale de justice, Bosnie contre Serbie[3], du 26 février 2007, qui porte sur la responsabilité des Etats au regard de la Convention de 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide.

Dans Bosnie contre Serbie, la Bosnie a demandé à la Cour d’examiner la responsabilité de la Serbie (appelée auparavant république de Yougoslavie – ou ex-Yougoslavie) dans les crimes de génocide commis sur son territoire au moment de la guerre en ex-Yougoslavie (entre 1992 et 1995). La Cour internationale de justice a tout d’abord reconnu l’existence du crime de génocide en se fondant sur la jurisprudence du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) qui a reconnu l’existence d’un génocide à Srebrenica en Bosnie en 1995.

En ce qui concerne la responsabilité de la Serbie, la Cour internationale de justice a écarté la culpabilité ou la complicité de la Serbie dans ce crime (telle qu’elle résulte de l’article 3 de la Convention de 1948) mais a en revanche considéré que la Serbie a violé l’article 1 de la Convention qui oblige à prévenir et à punir les génocides. La Cour s’est fondée sur trois éléments pour déterminer cette responsabilité en matière de prévention et de punition des crimes: d’abord la capacité d’influence, ensuite la connaissance objective et enfin le refus de coopérer avec la justice internationale.

Cet arrêt éclaire la question de la responsabilité de la France au Rwanda car tout en reconnaissant le rôle que la Serbie pouvait jouer en Bosnie (auprès des Serbes de Bosnie), la Cour n’a pas été jusqu’à reconnaître la culpabilité de la Serbie, en se fondant notamment sur l’absence de contrôle effectif par l’armée serbe sur les actions des Serbes de Bosnie et sur l’absence d’actions qui auraient pu contribuer directement au génocide commis à Srebrenica. Mais la Cour a néanmoins reconnu l’influence décisive de la Serbie sur les Serbes de Bosnie, sa connaissance de la situation sur le terrain (notamment les actions d’ « épuration ethnique » menées par les Serbes de Bosnie) et son refus de coopérer avec le TPIY.

Certains principes généraux qui fondent l’arrêt de la Cour internationale de justice sont ici éclairants. Le raisonnement de la Cour évoque deux aspects : la complicité et la responsabilité.

  1. Complicité de génocide :

La complicité de génocide est définie de deux façons:

  1. Participation directe (à travers notamment des milices dépendant de l’armée de Serbie)
    1.  ‘Contrôle effectif’ : c’est là le test essentiel retenu par la Cour internationale de justice (qu’on retrouve aussi dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant par exemple la présence britannique en Irak – où la Cour a considéré que le contrôle effectif par les troupes britanniques entraînait l’application de la convention européenne des droits de l’homme

Appliqué à la présence de la France au Rwanda, on trouve deux moments où la notion de contrôle effectif pourrait être pertinente :

-Février-mars 1993 (opération Chimère) où des officiers français prennent de facto le commandement des opérations (même le rapport de la mission d’information parlementaire habituellement prudent estime qu’une limite est dépassée dans l’engagement auprès de l’armée rwandaise). Les troupes françaises sont également responsables des contrôles aux check-points. On peut alors estimer que les officiers français possèdent un contrôle réel sur l’action de l’armée rwandaise (et on se trouve dans des situations pouvant mettre en cause la responsabilité des supérieurs hiérarchiques dans les crimes commis). Un épisode illustre la position de ce ces officiers – celui où un officier français qui se rend dans un centre de détention estime que sa présence a un effet modérateur, évitant que les prisonniers soient tués (reconnaissant implicitement qu’il sait que des crimes de guerre sont commis). Comme les contrôles d’identité, le fait de remettre des personnes qui risquent d’être tuées ou torturées engage la responsabilité de celui qui remet ces personnes.

-L’opération Turquoise (juin-août 1994) où le contrôle effectif est réel, rendant alors les personnels et troupes françaises comptables de leur action pour empêcher et punir les crimes de génocide (je pense à l’épisode de Bisesero et celui de l’arrestation des génocidaires présumés).

Il faut préciser ici que ce n’est pas seulement la responsabilité individuelle éventuelle des personnes engagées sur le terrain, mais aussi la responsabilité politique des personnes qui dirigent les opérations militaires qui est engagée ici.

  • Responsabilité de protéger et de punir :

La responsabilité de protéger et de punir contient les éléments suivants:

  1. La capacité d’influence
    1. La connaissance objective
    1. L’obligation de punir les génocidaires

Les rapports de la ‘Commission Duclert’[4] de mars 2021 et de la Mission parlementaire de 1998[5] démontrent la capacité d’influence de la France et la connaissance objective de la situation au Rwanda. Même si la France n’était pas présente sur le terrain lors du génocide commis entre avril et juin 1994 et a soutenu les accords de paix d’Arusha d’août 1993, la France disposait, de par sa présence militaire entre 1990 et 1993, d’une capacité d’influence importante sinon décisive, et d’une connaissance des crimes commis contre les Tutsis pendant cette période.

Concernant l’obligation de punir les génocidaires, lors de l’opération Turquoise entre juin et août 1994, la France n’a pas agi pour arrêter les auteurs présumés du génocide, ni facilité un mandat des Nations-Unies dans ce sens. Même si l’obligation de punir les génocidaires ne s’applique que devant les juridictions nationales ou une juridiction internationale compétente, il n’est reste pas moins qu’en vertu du ‘contrôle effectif’ par la France durant l’opération Turquoise, on pourrait considérer qu’il existait une obligation d’arrêter et punir les génocidaires (ce point précis n’a pas été abordé dans l’arrêt Bosnie contre Serbie). Aux termes de la Convention contre le génocide de 1948, la France est tenue de coopérer avec le Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR) mais aussi avec la justice rwandaise. Si la coopération avec le TPIR a été effective, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a condamné la France pour le retard excessif à traduire en justice les génocidaires[6]. Concernant l’extradition des suspects vers le Rwanda, la France n’a pas procédé à ce jour à de telles extraditions estimant que les conditions d’un procès équitable n’étaient pas remplies. La France a toutefois procédé au jugement des présumés génocidaires présents sur son sol – même si on peut estimer que le processus judiciaire continue à être trop lent[7].

Un mot ici sur l’utilisation faite par la Cour internationale de justice des documents mis à sa disposition. L’arrêt Bosnie contre Serbie a fait l’objet de critiques, notamment parce qu’il a été considéré comme ayant trop vite écarté la responsabilité de la Serbie. La Cour a été critiquée pour avoir refusé la demande de la Bosnie d’obtenir la communication de décisions ou de compte-rendu des organes dirigeants de l’ex-Yougoslavie (ici il s’agissait du ‘Conseil suprême de la défense’) alors que ces documents auraient pu éclairer la position prise par la Serbie. L’accès aux sources publiques apparaît donc ici essentiel. Une difficulté importante concerne les documents confidentiels (mais ici aussi il existe des procédures qui permettent la transmission de tels documents au juge, sous certaines conditions, notamment de secret de la procédure).

De ce point de vue, le rapport Duclert (et d’un certain point de vue le rapport de la mission parlementaire de 1998) sur la responsabilité de la France au Rwanda a un statut particulier car il représente un document qui a une valeur particulière au vu de son caractère impartial et académique tout en reflétant des vues que l’Etat français peut considérer comme acceptables. Dans la mesure où les capacités d’investigation des justices administrative ou internationale sont limitées et dépendantes des institutions étatiques, l’existence de tels rapports peut être un facteur important pour informer la décision judiciaire.

Ces rapports, même s’ils ont un caractère officiel, ne peuvent tenir lieu de preuve formelle. Il convient pour cela de se référer aux documents émanant des autorités publiques elles-mêmes. Toutefois, ces rapports ont un intérêt particulier pour l’aspect spécifique de l’obligation de prévention des génocides contenue dans la Convention de 1948. Dans ce cas, ce qui importe n’est pas tant l’action positive par l’Etat mais plutôt le niveau d’influence et de connaissance des faits – et ici les rapports auxquels je me réfère, notamment le rapport Duclert, permettent une vue d’ensemble qui permet d’apprécier les questions d’influence et de connaissance des faits.

En conclusion, je souhaiterais ajouter plusieurs points concernant la comparaison entre la situation dans l’ex-Yougoslavie et le Rwanda:

-Tout d’abord, il convient de souligner le lien particulier entre les Serbes de Bosnie et la Serbie aussi bien territorial que culturel entre deux peuples qui se voient comme des ‘peuples frères’. L’armée serbe de Bosnie provient du démantèlement de l’armée yougoslave en 1992, armée dominée par les Serbes et les liens entre commandants et responsable de l’armée serbe de Bosnie et l’armée serbe proprement dite sont étroits. Il y a donc un lien organique fort entre ces armées qui n’est pas comparable à la situation trouvée au Rwanda, même si la coopération entre armées française et rwandaise a pu être extrêmement étroite.

-Ensuite, la nature du crime de génocide, qui peut être défini dans le cas de Srebrenica comme ‘local’ au sens où il concerne une commune de la Bosnie. A Srebrenica, il y a environ 8000 hommes adultes qui sont tués par les forces serbes de Bosnie. Le Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie a estimé qu’il y avait là des éléments suffisants pour constituer un crime de génocide (la Convention de 1948 parle de la destruction d’un groupe ethnique en tout ou partie) dans la mesure où l’assassinat de l’ensemble de la population des hommes adultes avait pour effet de détruire la communauté musulmane de Srebrenica dans son ensemble. La nature ‘locale’ d’un génocide ne diminue pas sa gravité et on peut faire ici le lien avec les crimes à caractère génocidaire qui ont eu lieu entre 1990 et 1993 au Rwanda.

-Enfin, l’importance de la réaction internationale suite au massacre de Srebrenica qui a entraîné l’intervention de la France et des Etats-Unis, le soutien aux Musulmans de Bosnie et la conclusion d’un accord (dit de Dayton) qui a mis fin à la guerre. On peut penser que la fin de la guerre a également mis fin à un potentiel processus génocidaire contre les Musulmans de Bosnie – soulignant en creux l’importance à donner aux actions visant la prévention des génocides.


[1] Arrêt du Conseil d’Etat (Assemblée) du 12 avril 2002, 238689, publié au recueil Lebon

[2] « Responsable mais pas coupable ? Retour sur les notions de responsabilité et de complicité de la France dans le génocide des Tutsis au Rwanda du point de vue du droit internationale », Revue de droit international et de droit comparé, 2022, n° 3

[3] Cour Internationale de Justice, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007

[4] Vincent Duclert, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) – Rapport remis au Président de la République, 26 mars 2021, disponible sous: https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994

[5] Assemblée nationale, Rapport de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda, 1998 (disponible sous: https://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/rapport.asp)

[6] Cour européenne des droits de l’homme, Mutimura c. France, requête no 46621/99, jugement du 8 juin 2004

[7] Sur ce sujet voir notamment le Collectif des Parties Civiles pour le Rwanda (CPCR), https://www.collectifpartiescivilesrwanda.fr/

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