La question de la responsabilité internationaledans le génocide commis contre les Tutsis au RwandaVincent Depaigne

(présentation lors du colloque ‘Savoirs, sources et ressources sur le génocide perpétré contre les Tutsi au Rwanda’, 11-14 septembre 2023, Paris)

Un génocide ne vient pas de nulle part. Il se présente comme un projet politique et un processus qui mène à l’extrême que constitue un génocide. Un génocide se présente comme l’aboutissement d’un processus politique dans lequel les autorités étatiques (ou tout moins une forme politique dont la nature et l’objet se rapproche d’un projet étatique) jouent un rôle décisif. Historiquement (et le Rwanda ne fait pas exception) les génocides (en tout cas ceux du XXe siècle) sont le produit d’une politique d’Etat, structurée et délibéré – et (autre point important) mise en œuvre dans le contexte d’une guerre (autre lien important).

L’objet de cet article n’est pas d’entrer en détail dans la genèse interne d’un génocide mais plutôt d’examiner la responsabilité des acteurs étatiques extérieurs dont le soutien peut être plus ou moins important et décisif. Un Etat fonctionne dans un contexte international où il est reconnu et entretient des relations avec d’autres Etats, relations qui peuvent être plus ou moins proches. Un autre aspect important, et qui a pris une importance croissante depuis la fin du XXe siècle, est le rôle joué par les organisations internationales, notamment les Nations-Unies.

La responsabilité des acteurs étatiques externes et des organisations internationales sera approchée ici au regard du droit international qui a considéré la responsabilité internationale en matière de génocide sous deux angles: celui, qui sera principalement évoqué ici, de la responsabilité des Etats telle qu’établie notamment par la Cour internationale de justice (CIJ) et celui de la responsabilité individuelle, qui est celle de la justice criminelle, notamment ici des Tribunal pénaux internationaux pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda.

L’article va d’abord examiner les principes généraux établis par la Cour internationale de justice et les tribunaux pénaux internationaux, avant d’examiner l’application de ces principes à l’action des Etats et des Nations-Unies dans le cas du génocide commis contre les Tutsis au Rwanda, en examinant notamment le rôle de la France et de la Belgique dans ce contexte.

  1. Responsabilité des Etats, responsabilité individuelle

L’arrêt Bosnie c. Serbie – la responsabilité étatique en matière de génocide

L’arrêt Bosnie c. Serbie[1] de la Cour internationale de justice (CIJ) présente un intérêt particulier pour la question qui nous occupe car elle concerne la nature de la responsabilité d’un Etat dans la commission d’un génocide sur le territoire d’un autre Etat. Même si les situations en Bosnie et au Rwanda sont très différente, eu égard notamment à la proximité géographique et à l’engagement militaire de la France et de la Serbie dans ces pays, il n’en reste pas moins que les principes tirés de l’arrêt Bosnie c. Serbie seront utiles pour apprécier la nature de la responsabilité de la France au Rwanda.

Dans l’arrêt Bosnie c. Serbie, pour évaluer le rôle joué par la Serbie (alors République Fédérale de Yougoslavie, RFY), la CIJ a invoqué le critère de « contrôle effectif » utilisé dans l’affaire Nicaragua c. États-Unis jugée par la CIJ en 1986. Le test impose une lourde charge de la preuve impliquant de démontrer que l’État avait effectivement le contrôle sur les actions des acteurs non étatiques en question, ou que les auteurs étaient des organes de facto de cet État. Pour être considérés comme un organe de l’État, les acteurs doivent « ne pas être autonomes » et « être complètement dépendants » de l’Etat mis en cause.

Sur la base de ce qui précède, la Cour a déclaré la RFY non coupable de violations de l’article 3(e) de la Convention pour la prévention et la répression du crime du génocide de 1948, la Bosnie n’ayant pas réussi à démontrer que la RFY exerçait un contrôle effectif sur les acteurs impliqués. Même si la RFY a fourni une aide à l’armée de la république serbe de Bosnie (VRS), la Cour a indiqué qu’il n’y avait pas suffisamment de preuves de la connaissance de l’intention génocidaire de la VRS à Srebrenica.

En revanche, la Cour a estimé que la Serbie n’avait pas rempli ses obligations de prévenir et punir les génocides aux termes de l’article 1 de la Convention de 1948 sur la base de trois critères: capacité d’influence, connaissance objective, obligation de punir.

L’arrêt Bosnie c. Serbie dispose notamment qu’ «il est clair que l’obligation dont il s’agit est une obligation de comportement et non de résultat, en ce sens que l’on ne saurait imposer à un Etat quelconque l’obligation de parvenir à empêcher, quelles que soient les circonstances, la commission d’un génocide: l’obligation qui s’impose aux Etats parties est plutôt celle de mettre en œuvre tous les moyens qui sont raisonnablement à leur disposition en vue d’empêcher, dans la mesure du possible, le génocide»[2].

La CIJ a considéré que «la RFY se trouvait, à l’égard des Serbes de Bosnie qui ont conçu et exécuté le génocide de Srebrenica, dans une position d’influence qui n’était comparable à celle d’aucun des autres Etats parties à la Convention sur le génocide, en raison de la puissance des liens politiques, militaires et financiers entre, d’une part, la RFY et, de l’autre, la Republika Srpska et la VRS, liens qui, s’ils s’étaient alors quelque peu distendus par rapport à la période précédente, étaient cependant demeurés très forts»[3].

En ce qui concerne la connaissance objective, la CIJ mentionne les preuves spécifiques de la menace évidente que la VRS faisait peser sur les Bosniaques, à la fois en général et dans le cas de Srebrenica. Sans déterminer précisément le moment où la RFY a pris conscience de la gravité de la situation en Bosnie, la Cour a noté que tant l’encerclement de Srebrenica par la VRS, ainsi qu’un avertissement ultérieur du négociateur de l’Union européenne (dans le cas du Rwanda, comme on le verra, il y a eu des avertissements des Nations-Unies) à Slobodan Milosevic, alors président de la RFY, aurait dû avertir la RFY des dangers des actions de la VRS en Bosnie[4].

Enfin, la CIJ a évoqué l’obligation de punir le génocide, contenue dans l’article 1 de la Convention sur le génocide de 1948. La Cour considère que, sur la base de l’article 6 de la Convention de 1948, les Etats ne sont que d’exercer une compétence pénale territoriale (laissant toutefois ouvert le cas d’une occupation militaire permettant un contrôle effectif et donc l’arrestation de génocidaires présumés. En revanche, la CIJ considère qu’il existe une obligation des États de coopérer avec les juridictions établies dans le but de juger les individus accusés de génocide (tel que le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie).

Les tribunaux pénaux internationaux – responsabilité collective, responsabilité individuelle

L’approche des tribunaux pénaux internationaux, établis pour juger les crimes commis en ex-Yougoslavie et au Rwanda, diffère de l’approche de la Cour internationale de justice car leur objet des juger de la responsabilité individuelle et non de celle d’un Etat. Toutefois, loin d’être contradictoire, ces deux approches se complètent, permettant d’envisager la responsabilité des Etats sous l’angle collectif aussi bien qu’individuel.

S’il est important de déterminer la responsabilité des individus, la nature du crime de génocide est que celui-ci n’existe que dans un cadre collectif (généralement celui de l’Etat) et qu’il est également important de l’examiner aussi bien sous l’angle individuel que collectif. De ce point de vue l’arrêt Papon du Conseil d’Etat français de 2002[5] est éclairant: le Conseil d’Etat considère que le rôle de Maurice Papon, secrétaire général de préfecture, responsable de la déportation des Juifs pendant la seconde guerre mondiale, combine faute personnelle et faute de service. Le Conseil d’Etat fonde son arrêt sur la politique développée par l’Etat français à l’encontre des Juifs, les directives publiques sur lesquelles M. Papon a pu se fonder, mais reconnaît que M. Papon a une responsabilité personnelle, notamment en donnant une ampleur particulière à l’action menée au nom de l’Etat.

Les tribunaux pénaux internationaux ont eu à juger du rôle de personnes ayant une place élevée dans la hiérarchie étatique, policière ou militaire, et donc été amenés à examiner le contexte dans lequel agissait les accusés.

LeTribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) a examiné la notion de complicité de génocide dans plusieurs affaires, se référant également à la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, TPIY[6]. Dans ces affaires, le TPIR a défini les différents éléments constituant la notion de complicité de crime de génocide, notamment la complicité de personnes qui ont une position hiérarchique dans les organes de l’Etat.

Le TPIR établit trois éléments essentiels de la responsabilité du supérieur hiérarchique, à savoir: 1) l’existence d’un lien de subordination plaçant l’auteur du crime sous le contrôle effectif de l’accusé; 2) la connaissance ou la connaissance implicite qu’avait l’accusé qu’un crime allait être commis, était commis ou avait été commis; 3) le défaut par l’accusé de prendre toutes les mesures nécessaires et raisonnables pour empêcher ou arrêter la commission du crime ou pour en punir l’auteur[7].

Dans le jugement Furundzija[8], le TPIY estime développe la notion de ‘spectateur approbateur’ qui bien que n’ayant pas un rôle hiérarchique, est « tenu par les autres auteurs du crime en si haute estime que sa présence vaut encouragement, peut être reconnu coupable de crime contre l’humanité ».

Toutefois, dans le domaine pénal, la responsabilité du supérieur hiérarchique n’est pas une responsabilité objective. Dans l’affaire du Haut commandement, le Tribunal militaire de Nuremberg a estimé que « [t]ous les individus appartenant à la chaîne de commandement ne voient pas leur responsabilité engagée du fait de cette appartenance. Il faut qu’il y ait négligence personnelle. Cela ne peut se produire que si l’acte lui-même peut être directement imputé à l’individu ou lorsque son défaut de superviser correctement ses subordonnés constitue de sa part une négligence criminelle »[9].

Il s’ensuit que la question essentielle n’est tant pas de savoir si le supérieur avait autorité sur tel ou tel territoire, mais s’il contrôlait effectivement les personnes ayant mis en œuvre le crime, et s’il savait ou avait des raisons de savoir que ces personnes étaient en train de commettre ou avaient commis ce crime. Même si la position de commandement peut constituer un indice sérieux de la connaissance des faits par le supérieur hiérarchique, elle ne saurait à elle seule fonder une présomption de connaissance. En revanche, il n’est pas nécessaire de prouver que le supérieur partage effectivement la volonté génocidaire qui anime les coupables pour en faire un complice.

La responsabilité individuelle d’un individu qui fait partie des autorités publiques (ou est mandaté par elle) doit donc s’examiner au regard des actes commis par l’individu en question. Pour apprécier d’une participation ou d’une complicité éventuelle dans un crime de génocide, il faut examiner le rôle effectif joué par l’individu au sein de l’ensemble plus large des politiques publiques. Comme on le verra dans le cas du rôle de la France au Rwanda, l’examen du rôle concret joué par les personnes agissant au nom de l’Etat français, notamment militaires, et non les seules directives ou orientations politiques générales, permet de mieux appréhender la responsabilité de la France en général.

  • Responsabilité des Etats et des Nations-Unies dans le cas du génocide commis contre les Tutsis au Rwanda

Lorsque l’on évoque la responsabilité de la communauté internationale au Rwanda en 1994, on pense principalement au rôle joué par les Nations-Unies et à celui d’Etats directement impliqués sur le terrain, notamment la France et la Belgique.

L’objet de cette partie est d’appliquer certaines notions développées par la cour internationale de justice et les tribunaux pénaux internationaux au rôle des acteurs étatiques et internationaux au Rwanda.

Le rôle de la France – responsable mais pas coupable ?

Le rôle de la France est particulier en raison de l’influence particulière exercée par ce pays sur les autorités rwandaises, jusque, et y compris, pendant le génocide commis contre les Tutsis en 1994. Le rôle joué par la France a été bien documenté par des rapports commandés par les autorités françaises elles-mêmes, concernant les actions menées par la France au Rwanda entre 1990 et 1994, notamment des rapports de la ‘Commission Duclert’[10] de mars 2021 et de la Mission parlementaire de 1998[11].

Au regard des trois critères établis par la Cour internationale de justice concernant l’obligation de prévenir les génocides en application de la Convention de 1948 que sont la capacité d’influence, la connaissance objective et l’obligation de punir le crime de génocide, la France a une responsabilité particulière.

L’élément le plus évident démontrant une capacité d’influence est l’importance de l’engagement militaire français dont la survie même du régime rwandais a pu dépendre entre octobre 1990 et décembre 1993 (date du retrait des troupes françaises suite aux accords d’Arusha d’août 1993, même si une présence de quelques dizaines de soldats français est maintenue par la suite). L’engagement français va bien au-delà du mandat initial de l’opération ‘Noroît’ qui se déploie pour protéger les ressortissants français suite à l’attaque menée par les rebelles du Front patriotique rwandais (FPR).

L’influence s’exerce par le simple fait que la présence française est décisive pour permettre à l’armée rwandaise de résister face au FPR et qu’un retrait français entraînerait une déroute militaire pour l’armée rwandaise (ce qui s’est passé en 1994). Cette situation amène les autorités française à renforcer progressivement leur dispositif (en tout cas jusqu’en mars 1993) avec la nomination d’un conseiller militaire auprès du chef d’état-major des armées qui prend progressivement le contrôle effectif des opérations militaires (culminant avec l’opération ‘Chimère’).

Un autre élément est la formation de l’armée (et de la gendarmerie) rwandaises (à noter d’ailleurs que la formation de la garde présidentielle a été supprimée en raison des allégations de violations des droits de l’homme par cette garde). Cette formation, qui se déploie notamment dans le Nord-Ouest du Rwanda, dépasse largement le cadre d’une formation au sens strict, dans la mesure où les militaires chargés de cette formation sont de fait présents sur le terrain pour apporter un soutien à l’armée rwandaise (qualifié à un certain point de ‘semi-direct’  [Général Varret] – laissant entendre que si les militaires français ne sont pas en première ligne, ils fournissent un appui très proche des zones de combat).

L’armée française a également un rôle de police au moment de l’établissement de barrages contrôlés par l’armée française autour de la capitale du Rwanda, Kigali, où les militaires français procèdent à des contrôles d’identité (à un moment où les cartes d’identité portent la mention de l’ethnie du détenteur : Hutu, Tutsi ou Twa).

En même temps, la France a une connaissance étroite de la situation sur le terrain (comme certains des autres acteurs internationaux présents sur place – avec la différence que ceux-ci n’ont pas la même influence). Toutefois, on peut établir un lien entre la présence sur le terrain et la connaissance objective, comme dans le cas de l’interrogatoire des prisonniers de guerre par l’armée rwandaise [ref ?]

Plusieurs massacres commis contre les Tutsis au moment des attaques menées par le FPR (contre les Bagogwe, à Mutara, et au Bugesera) mettent en cause de la responsabilité des autorités locales, mais aussi de l’armée et des forces de sécurité[12]. Le risque d’un génocide est identifié par les autorités françaises ainsi que le rôle d’un groupe d’extrémistes hutus dans l’entourage du président Habyarimana (conduisant au retrait de l’appui à la garde présidentielle) et ce alors même que la France est présente, parfois directement sur le terrain, auprès des militaires et gendarmes rwandais.

Enfin, pendant le génocide de 1994, le rôle de la France pendant l’opération Turquoise pose la question de l’obligation de punir, alors même qu’il existe un contrôle effectif par la France de la zone où ses troupes sont déployées. Plusieurs questions se posent dans le contexte de cette opération: tout d’abord, les ambiguïtés du mandat de l’opération Turquoise qui se présente d’abord comme l’envoi d’une force d’intervention destinée à se déployer en ‘pays hutu’ avant de devenir une opération dont le caractère humanitaire est souligné.

L’opération semble avoir eu une approche biaisée de son mandat, en raison notamment des liens étroits sur le terrain entre militaire français et représentants officiels locaux ou nationaux ou de l’armée rwandaise (lesquels présentaient une vision partiale de la réalité sur le terrain visant évidemment à couvrir les crimes commis[13]). L’opération Turquoise va se montrer incapable de protéger les Tutsis réfugiés à Bisesero et en procédant à un désarmement incomplet des milices et des Forces Armées Rwandaises.

Enfin, et surtout, les troupes de l’opération Turquoise ne procèdent pas à l’arrestation des présumés responsables du génocide (malgré la demande de l’ambassadeur sur place, Yannick Gérard) – son mandat et sa zone de déploiement met l’opération dans une situation délicate puisqu’elle se trouve dans une zone contrôlée par les génocidaires.

Le rôle des Nations-Unies et l’exemple de la Belgique[14] – L’impasse de la responsabilité internationale

L’Organisation des Nations-Unies pose un problème juridique particulier dans la mesure où bien qu’étant chargés de la paix, la sécurité et le respect des droits humains dans le monde, elle n’est soumise en principe à aucune juridiction, dans le cas d’une violation particulièrement grave du droit international, fût-ce un génocide[15].

La responsabilité des Nations-Unies apparaît donc comme essentiellement politique, reflétant la réalité du fonctionnement des Nations-Unies qui repose essentiellement sur le rôle de ses Etats membres, notamment ceux qui sont membres permanents du Conseil de Sécurité (un des arguments retenus en faveur de l’immunité par le Cour européenne des droits de l’homme a été le fait que les décisions du Conseil de Sécurité prises sur la base du chapitre VII de la Charte des Nations-Unies s’imposent à tous et ne sauraient donc être remises en cause par les juridictions nationales).

Deux leçons peuvent être tirées de cette situation, et le cas du Rwanda le montre clairement : tout d’abord, les limites de la capacité d’action autonome des Nations-Unies dont les insuffisances au Rwanda ont été soulignée par le rapport de la commission d’enquête sur le rôle de l’ONU au Rwanda[16]; ensuite la responsabilité des Etats eux-mêmes, notamment, dans le cas du Rwanda, de la Belgique, dans la mesure où la décision de fournir des troupes aux forces des Nations-Unies (et de retirer ces troupes) est une décision nationale (même si ces troupes sont ensuite placée sous l’autorité des Nations-Unies.

Le rapport de l’ONU montre principalement les déficiences dans le rôle même qui a été assigné à la Mission des Nations Unies pour l’assistance au Rwanda (MINUAR), dont le mandat l’a finalement condamnée à l’impuissance, depuis le moment où des éléments concernant la préparation d’un génocide sont révélés en janvier 1994 jusqu’au retrait des casques bleus belges suite à l’assassinat de dix d’entre eux en avril 1994. La faiblesse essentielle du mandat est qu’il interdisait à la mission des Nations-Unies au Rwanda d’intervenir pour faire cesser les actes de préparation du génocidaire et pour finir le génocide lui-même. In fine, la responsabilité principale revient au Conseil de Sécurité lui-même qui n’a pas donné à la MINUAR les moyens de son mandat et, secondairement, aux autres organes des Nations-Unies (notamment le Secrétaire général de l’époque, mais aussi le département et des Etats membres contributeurs qui n’ont pas toujours usé des moyens (même très limités) à leur disposition.

Après le début du génocide en avril 1994, la responsabilité majeure dans le déroulement des opérations de la MINUAR revient toutefois au rôle de la Belgique et le retrait unilatéral de son contingent, qui a non seulement affaibli la MINUAR dans son ensemble (la Belgique étant soutenue en cela par le Conseil de Sécurité qui a validé la diminution du nombre de troupes de la MINUAR) mais a surtout laissé des personnes sous la protection des troupes belges exposées aux milices génocidaires.

L’interaction entre les Etats contributeurs à une action des Nations-Unies et les organes des Nations-Unies peut s’avérer perverse dans la mesure où les Etats membres vont faire valider une décision nationale par les Nations-Unies pour ensuite se prévaloir d’une décision prise au niveau des Nations-Unies. Il en va ainsi de la validation du retrait belge par la décision du Conseil de Sécurité du 21 avril 1994 de réduire considérablement le nombre des troupes à la disposition de la MINUAR, mais aussi de l’opposition de la France à la proposition des Etats-Unis notamment de donner à l’opération Turquoise (sous mandat des Nations-Unies) la possibilité de procéder à l’arrestation des présumés génocidaires (la France prétextant justement de l’absence de mandat lui permettant de procéder à l’arrestation desdits génocidaires présumés).

Le rôle de la Belgique au Rwanda a été mis en cause devant la justice belge dans l’affaire dite de l’ETO (Ecole technique officielle de Kigali) où la Belgique a été accusée d’avoir retiré ses troupes (envoyées dans le cadre des Nations-Unies) présentes dans l’enceinte de l’ETO où des milliers de personnes craignant pour leur vie (car essentiellement Tutsis) s’étaient réfugiées. Le contingent belge de la MINUAR a quitté l’ETO laissant les réfugiés sans protection, suite à quoi les milices Interahamwe présentes, assistés par la gendarmerie rwandaise, massacrèrent systématiquement environ deux mille Tutsis (et Hutus modérés) encore présents.

La justice belge a rejeté la plainte des rescapés contre la Belgique (et les officiers belges) en considérant que la responsabilité incombait aux Nations-Unies (le tribunal de première instance avait toutefois estimé que la responsabilité du retrait des troupes belges devait être imputé à la Belgique et non aux Nations-Unies, s’agissant effectivement d’une décision unilatérale des autorités belges).

Dans un cas qui présente certaines similitudes, la Cour suprême des Pays-Bas a condamné l’Etat néerlandais pour n’avoir pas empêché le massacre d’hommes bosniaques à Srebrenica par l’armée de la république serbe de Bosnie (VRS) qui étaient sous la protection de soldats néerlandais déployés dans le cadre de la force des Nations-Unies déployée en Bosnie[17]. La différence avec le cas de la Belgique au Rwanda est que les Nations-Unies avaient elles-mêmes ordonné l’évacuation de Srebrenica, laissant alors les réfugiés présents sur la base des Nations-Unies aux troupes néerlandaises. La Cour suprême a considéré que les Pays-Bas exerçaient un contrôle effectif et avaient une obligation de protection des réfugiés aux termes des articles 2 et 3 de la Convention européenne des droits de l’homme.

La position de justice belge est au vu de ce qui précède d’autant plus surprenante que la décision de retrait des troupes belges a été prise par la Belgique, sans que les Nations-Unies n’aient pris une quelconque décision à cet égard. Il est vrai que, formellement, les soldats belges restaient sous le commandement des Nations-Unies, lesquelles peuvent donc être considérées comme au moins formellement responsables. 

Conclusion

Une notion apparaît comme essentielle pour déterminer la responsabilité d’un Etat face à un génocide : celle de ‘contrôle effectif’ (que le TPIY a préféré qualifier de ‘contrôle global’). Le juge, lorsqu’il est amené à examiner une situation concrète, va avant tout examiner si l’Etat a les moyens légaux et matériels de contrôler la situation sur le terrain. Le jugement concerne d’abord des situations concrètes qui engagent à la fois la responsabilité collective, celle de l’Etat, et la responsabilité individuelle des acteurs concernés et leur rôle effectif dans les décisions prises.

Le fait que le contrôle effectif ne puisse être prouvé n’est toutefois pas suffisant pour dégager un Etat de ses responsabilités dans la mesure où il reste l’obligation de prévenir les génocides, énoncée à l’article 1er de la Convention de 1948. Cette obligation est d’une nature différente car elle suppose essentiellement une obligation de moyen et non de résultat. Elle prend dès lors une valeur plus morale, qui s’adresse d’ailleurs à la communauté internationale dans son ensemble, même si le test de la ‘capacité d’influence’ est ici essentiel dans la mesure où il rend comptable de leur action les Etats qui ont une influence réelle sur les acteurs d’un génocide.


[1] Cour Internationale de Justice, Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c. Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007 (ci-après Bosnie c. Serbie).

[2] Bosnie c. Serbie, para. 430 (passage en italique souligné par l’auteur de l’article).

[3] Bosnie c. Serbie, para. 434.

[4] Bosnie c. Serbie, para. 436-437.

[5] Arrêt du Conseil d’Etat (Assemblée) du 12 avril 2002, 238689, publié au recueil Lebon

[6] Affaire Le Procureur c. Ignace Bagilishema, no. ICTR-95-1A-T, jugement de la Chambre de première instance I du Tribunal, 7 juin 2001; affaire Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, no. ICTR-96-4-T, jugement de la Chambre de première instance I, 2 septembre 1998; affaire Le Procureur contre Anto Furundžija, no. IT-95-17/1, jugement de la Chambre de première instance II, 10 décembre 1998.

[7] Affaire Bagilishema, para. 37-38.

[8] para. 207.

[9] États-unis c. Wilhelm von Leeb et consorts, Trials of War Criminals Before the Nuremberg Military Tribunals Under Control Council Law No. 10, Nuremberg, October 1946 – April1949, 1949-1953, vol. XI (ci-après 1′ “affaire du Haut commandement”), pp. 543-544.

[10] Vincent Duclert, La France, le Rwanda et le génocide des Tutsi (1990-1994) – Rapport remis au Président de la République, 26 mars 2021, disponible sous: https://www.vie-publique.fr/rapport/279186-rapport-duclert-la-france-le-rwanda-et-le-genocide-des-tutsi-1990-1994 (ci-après ‘rapport Duclert’).

[11] Assemblée nationale, Rapport de la Mission d’information parlementaire sur le Rwanda, 1998 (ci-après ‘rapport MIP’, disponible sous: https://www.assemblee-nationale.fr/dossiers/rwanda/rapport.asp)

[12] Voir les rapports de la Fédération internationale des droits de l’homme (8 mars 1993) et du rapporteur des Nations-Unies pour les exécutions extra-judiciaires (11 août 1993).

[13] Voir par exemple Laure de Vulpian et Thierry Prungnaud, Silence Turquoise. Rwanda, 1992-1994. Responsabilités de l’État français dans le génocide des Tutsi, p. 121-125: l’agent de liaison de l’armée rwandaise avec les militaires français est le commandant militaire de la région de Gisenyi, chef du renseignement militaire, qui sera par la suite condamné par le TPIR. 

[14] “Etablissement des responsabilités des différents acteurs internationaux dans les évènements du Rwanda”, in Rapport de la Commission d’enquête parlementaire concernant les événements du Rwanda, Doc. parl., Sénat, Session 1997-1998, 1-611/13, Annexe 6.

[15] Voir notamment la décision de la Cour européenne des droits de l’homme: Stichting Mothers of Srebrenica et autres c. Pays-Bas (requête no. 65542/12), décision du 11 juin 2013.

[16] Nations-Unies, Rapport de la Commission indépendante d’enquête sur les actions de l’Organisation des Nations Unies lors du génocide de 1994 au Rwanda, S/1999/1257, 16 décembre 1999

[17] Mothers of Srebrenica Association et al. c. Pays-Bas, Cour suprême, jugement du 19 juillet 2019, ECLI:NL:HR:2019:1223

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