Vincent Depaigne

Le génocide des Tutsis au Rwanda a représenté un choc majeur pour la communauté internationale. Ils’agit d’un génocide qui a été préparé et s’est déroulé en présence même des forces internationales
censées l’empêcher. Le rôle des Nations-Unies a été justement mis en cause, aussi bien son incapacité
à prévenir qu’à empêcher un génocide.
Un des points les plus douloureux, qui ont fait l’objet d’un examen par les responsables onusiens eux
mêmes est l’idée que le génocide aurait pu être empêché et que tous les indicateurs d’un génocide en
préparation étaient là. Il y avait les préparatifs, les discours de haine, et, plus encore, des massacres
montrant qu’en réalité le génocide avait commencé avant avril 1994.
En décembre 1999, après la remise de deux rapports sur le rôle de l’ONU au Rwanda et en ex
Yougoslavie à Srebrenica1, le Secrétaire général de l’ONU, qui est alors Kofi Annan, a déclaré que
« l’objectif auquel je suis le plus profondément attaché est de permettre à l’ONU de ne plus manquer
à son obligation de protéger les populations civiles contre le génocide et les massacres.»2 (il est à noter
que Kofi Annan était sous-secrétaire général, responsable du département du maintien de la paix, au
moment du génocide au Rwanda, et à Srebrenica). Le principe de la responsabilité de protéger adopté
par l’ONU est tiré de l’expérience rwandaise et yougoslave. Il fait obligation d’abord aux États, mais
aussi à la communauté internationale, lorsque les États sont défaillants, d’assurer la protection des
populations civiles.
L’autre point essentiel est la notion de prévention et l’idée du génocide comme processus qui s’inscrit
dans un temps long. Dans le cas du Rwanda, de nombreux chercheurs ont montré comment un
processus de racialisation et d’ethnicisation se met en place au Rwanda, qui remonte à la
décolonisation, et comment les massacres génocidaires commencent dès le moment de
l’indépendance, en 1959. L’ONU a mis en place une stratégie de prévention des génocides, notamment
sous l’égide du conseiller spécial pour la prévention du génocide Adama Dieng, fondée sur l’idée d’une
« pyramide de la haine » dont la base est la prévalence des discours de haine et le sommet le génocide.
La jurisprudence de la Cour internationale de justice (CIJ) reflète cette importance nouvelle donnée à
la prévention des génocides, notamment à travers les mesures conservatoires qu’elle est amenée à
décider. Ce faisant, la CIJ a aussi été le lieu d’une discussion (notamment entre juges) sur la notion
même de génocide, notamment à la lumière des précédents du Rwanda et de l’ex-Yougoslavie.
1Rapport présenté par le Secrétaire général en application de la résolution 53/35 de l’Assemblée générale – La
chute de Srebrenica, A/54/549, 15 novembre 1999; Rapport de la Commission indépendante d’enquête sur les
actions de l’Organisation des Nations Unies lors du génocide de 1994 au Rwanda, S/1999/1257, 16 décembre
2Communiqué de presse, SG/SM/7263, 16 décembre 1999.
1
1) La prévention des génocides dans la jurisprudence de la Cour internationale de justice
Cette notion de prévention permet notamment de comprendre l’approche de la Cour internationale
de justice (CIJ), lorsqu’elle a été amenée à juger de l’application de la Convention pour la prévention
et la répression du crime du génocide de 1948.
Le premier cas dont elle a été saisie est dans le cas Bosnie c. Serbie, dans lequel elle prononce une
ordonnance en avril 1993 concernant les mesures conservatoires que la Serbie (alors désignée comme
République fédérale de Yougoslavie – RFY ci-dessous) doit prendre afin de prévenir un génocide en
Bosnie3.
Dans cette ordonnance, la Cour prend bien soin de préciser que les mesures qu’elle va ordonner pour
prévenir un génocide ne signifient en aucun cas que la Cour estime qu’un génocide est en cours, mais
qu’il existe « un risque grave que des actes de génocide soient commis ». La Cour n’est d’ailleurs même
pas requise de se prononcer sur la question de l’existence d’un génocide ou non4.
Dans son ordonnance, la Cour appelle la RFY à prévenir tout acte de génocide et à prendre toutes les
mesures en son pouvoir afin de prévenir la commission du crime de génocide, et, en particulier, à
veiller à ce qu’aucune « des unités militaires, paramilitaires ou unités armées irrégulières qui
pourraient relever de son autorité ou bénéficier de son appui, ni aucune organisation ou personne qui
pourraient se trouver sous son pouvoir, son autorité, ou son influence ne commettent le crime de
génocide5.
Le juge (russe) Tarassov a émis une opinion dissidente, en estimant que l’obligation de prévention de
génocide est formulée de façon trop vague (et difficile à contrôler lorsqu’il s’agit de groupes armés
non étatiques qui peuvent échapper au contrôle de l’Etat en cause). Il réclame également que la même
obligation soit imposée à la Bosnie.
Le deuxième cas dont la CIJ a été saisie est Gambie c. Myanmar6. En réponse au Myanmar a fait valoir
que qu’une « réclamation plausible » au regard de la convention sur le génocide doit inclure des
éléments de preuve attestant l’existence de l’intention génocidaire spécifique requise7, la Cour a
estimé que la fonction des mesures conservatoires est de protéger les droits de chacune des parties
en attendant qu’elle rende sa décision définitive, et qu’il n’est pas nécessaire à ce stade de la
procédure, d’établir l’existence d’une intention génocidaire8. La Cour estime, au regard des violations
des droits de la personne et atteintes à ces droits commises au Myanmar, qui ont un caractère
généralisé, systématique et flagrant (violations reconnues en partie au moins par les autorités du
Myanmar elles-mêmes9) que les droits que la Gambie revendique et dont elle sollicite la protection
sont plausibles. Sur cette base, tout en soulignant que sa décision était sans préjudice de sa décision
quant au fond de l’affaire, la Cour a demandé (à l’unanimité) au Myanmar de prendre toutes les
3Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), mesures conservatoires, ordonnance du 8 avril 1993 (ci-après, Bosnie c. Serbie).
4Bosnie c. Serbie, para. 44-46.
5Bosnie c. Serbie, para. 52.
6Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Gambie c. Myanmar),
ordonnance du 23 janvier 2020.
7Gambie c. Myanmar, para. 47.
8Gambie c. Myanmar, para. 56.
9Gambie c. Myanmar, para. 53.
2
mesures nécessaires pour empêcher un génocide, qu’il soit commis par ses propres forces de sécurité,
ou par des groupes armés non étatiques.
Il n’est donc pas nécessaire de prouver l’existence d’un génocide ou d’une intention génocidaire, mais
de démontrer que ceux-ci peuvent être la conséquence plausible d’une situation où les droits des
personnes apparaissent comme étant violés de façon importante et systématique. Le Cour tend donc,
probablement instruite par le précédent yougoslave, à déconnecter la prévention du génocide du
génocide lui-même.
Dans Afrique du Sud c. Israël, la Cour prend plutôt appui sur l’ampleur des opérations militaires, du
nombre de morts et des destructions, auxquelles s’ajoutent des propos haineux et des restrictions
dans l’accès à l’aide humanitaire10. Ces éléments combinés rendent plausible la demande par l’Afrique
du Sud de mesures visant à prévenir un génocide, sans pour autant que cela ne puisse être une
indication quant à la position de la Cour sur le fond (comme dans l’affaire Gambie c. Myanmar).
Les deux juges qui ont émis des opinions dissidentes, les juges (ougandais) Sebutinde et (israélien)
Barak. La juge Sebutinde a récusé entièrement la compétence de la Cour en estimant que le conflit
était de nature politique et que l’existence de violations du droit humanitaire international s’entraînait
pas l’application de la Convention contre le génocide. Le juge Barak a adopté une approche différente,
en entrant dans la discussion sur la ‘plausibilité’ des droits à protection contre un génocide. Selon
Barak, le cas de Gaza est très différent de celui du Myanmar, où une commission d’enquête des
Nations-Unies avait établi l’existence de violations graves du droit humanitaire et l’existence d’une
intention génocidaire. Au contraire de la situation au Myanmar, les autorités israéliennes ont pris soin
de distinguer les combattants du Hamas de la population palestiniennes.
Bien que convaincu que l’allégation de génocide est dénuée de plausibilité, le juge Barak a voté en
faveur de deux mesures demandées par la Cour: celle qui concerne les actes constitutifs d’incitation
publique, et celle concernant l’acheminement de l’aide humanitaire à Gaza, qui constitue en toute
hypothèse une obligation de droit international humanitaire.
La prévention des génocides n’entraîne pas celle de tout conflit (même si on peut voir un lien évident
entre guerre et génocide, toute guerre n’entraîne pas un génocide). La Cour indique clairement que le
seul recours à la force n’emporte pas l’application de la Convention contre le génocide: la Cour a
considéré, dans les ordonnances qu’elle a rendues en 1999 dans les affaires Licéité de l’emploi de la
force, que le recours ou la menace du recours à l’emploi de la force ne sauraient en soi constituer un
acte de génocide11. Dans l’ordonnance Afrique du Sud c. Israël du 26 janvier 2024, la CIJ n’a pas
ordonné de cessez-le feu, bien qu’elle soit ensuite revenue sur cette décision dans son Ordonnance du
24 mai 2024 en ce qui concerne la zone de Rafah (en particulier en raison de la concentration de
réfugiés dans cette zone – et de sa position stratégique proche de l’Egypte, permettant en principe de
faciliter l’accès humanitaire). Ce faisant, la Cour, probablement au vu de la situation assez
exceptionnelle de Rafah, a considéré que l’arrêt des combats faisait partie des mesures provisoires à
ordonner.
Le juge Barak, dans son opinion dissidente estimé que la convention sur le génocide vise à prévenir et
à punir la destruction physique d’un groupe en tant que tel. Elle n’est pas destinée à proscrire les
10 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza
(Afrique du Sud c. Israël), ordonnance du 26 janvier 2024.
11 Licéité de l’emploi de la force (Yougoslavie c. Belgique), mesures conservatoires, ordonnance du 2 juin 1999,
para. 40.
3
conflits armés en général. Il est estime qu’en faisant ce lien, la Cour risquerait d’ouvrir une brèche dans
laquelle les États pourraient s’engouffrer pour faire un usage dévoyé de la convention.
La Cour rappelle dans son arrêt de 2007 dans l’affaire Bosnie c. Serbie que l’obligation de prévention
est une obligation positive (contrairement à l’acte de génocide lui-même qui suppose une abstention
de la part de la personne concernée). Cette obligation positive est toutefois une obligation de moyen
et non de résultat – un Etat peut remplir ses obligations de prévention sans parvenir à empêcher un
génocide (notamment lorsque celui-ci a lieu sur le territoire d’un autre Etat). Enfin, cette son obligation
de prévention existe, même s’il n’y a pas de certitude, au moment où il aurait dû agir mais s’en est
abstenu, qu’un génocide était sur le point, ou en train, d’être commis: il suffit, pour que sa
responsabilité internationale soit susceptible d’être engagée, qu’il ait eu connaissance de l’existence
d’un risque sérieux de commission d’actes de génocide12.
2) L’approche de la notion d’intention génocidaire dans la jurisprudence de la CIJ:
La jurisprudence de la CIJ concernant la prévention des génocides peut également se comprendre à la
lumière de la difficulté de saisir le moment où un génocide débute. Instruite par le précédent
bosniaque, la CIJ, dans sa jurisprudence, analyse un génocide comme un processus.
Un des éléments qui lient la prévention et la commission du génocide est précisément cette difficulté
de prouver l’intention, en tout cas avant qu’il ne soit trop tard. La jurisprudence du Tribunal pénal
international pour le Rwanda (TPIR) est éclairante à cet égard.
Il est rare qu’un Etat annonce publiquement son intention de commettre un crime international,
encore plus lorsqu’il s’agit de génocide. Il est dès lors souvent difficile de prouver une intention
génocidaire, d’autant plus si ce crime doit rester caché – il s’agit là d’ailleurs d’un des ressorts du
négationnisme (dont je ne traiterai pas aujourd’hui).
Selon le TPIR, l’intention peut se déduire du niveau d’organisation sous-jacent aux actes commis. Dans
l’affaire Kayishema, le TPIR reconnaît qu’il peut être difficile de prouver l’intention de détruire un
groupe mais que cette intention peut être établie de manière convaincante à partir des actes commis,
y compris au moyen de preuves indirectes. Le tribunal considère que la preuve d’une telle intention
peut résulter de la nature et la gravité des attaques contre le groupe visé, les discours de haine, le
caractère méthodique et systématique du crime, ainsi que le nombre des victimes13.
L’existence d’un plan concerté peut également se déduire des actes commis: le tribunal estime que
«quand bien même l’existence d’un plan précis visant à détruire le groupe ne constituerait pas en soi
un élément du génocide, il semble, cependant, qu’il soit virtuellement impossible de perpétrer le
crime de génocide en l’absence d’un tel plan ou d’une telle organisation»14. Dans l’arrêt
Ntakirutimana, la chambre d’appel du TPIR a jugé que l’intention de commettre le génocide n’est pas
requise pour qu’un accusé soit déclaré coupable d’avoir aidé et encouragé le génocide. Il est suffisant
pour cela d’établir que l’accusé connaissait l’intention génocide de l’auteur principal15.
12 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, para. 430-432
13 Le procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzinda, jugement du 21 mai 1999, para. 93.
14 Le procureur c. Clément Kayishema et Obed Ruzinda, jugement du 21 mai 1999, para. 94.
15 Le procureur c. Ntakirutimana, ICTR-96-10-A et ICTR-96-17-A, chambre d’appel, arrêt du 13 décembre 2004,
para. 501 et 508.
4
Dans ses arrêts sur le fond, la Cour se garde bien de confondre prévention et répression du génocide.
Dans l’arrêt du 3 février 2015 dans l’affaire Croatie c. Serbie16, la Cour estime, en premier lieu, que le
«nettoyage ethnique» ne constitue pas en lui-même une forme de génocide. Le génocide suppose
l’intention de détruire physiquement, en tout ou en partie, un groupe humain comme tel, et non pas
seulement la volonté de l’expulser. En second lieu, pour qu’une ligne de conduite, c’est-à-dire un
ensemble cohérent d’actions exécutées dans une certaine période de temps, puisse être admise en
tant que preuve d’une intention génocidaire, il faut qu’elle soit telle qu’elle ne puisse que dénoter
l’existence d’une telle intention, c’est-à-dire qu’elle ne puisse raisonnablement être comprise que
comme traduisant cette intention. Le génocide suppose l’intention de détruire un groupe comme tel,
et non pas de lui infliger des dommages ou de l’éloigner d’un territoire, quelles que soient les
qualifications juridiques que l’on pourrait appliquer à de telles actions17.
A l’encontre d’une approche de la Cour qu’il juge trop prudente, le juge (jordanien) Al-Khasawneh
estime dans son opinion dissidente que, dans son arrêt Bosnie c. Serbie, la CIJ aurait dû reconnaître
l’existence d’un génocide en Bosnie au-delà de la seule situation à Srebrenica (où la CIJ, suivant en cela
le tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, a reconnu l’existence d’un génocide) et la
responsabilité de la Serbie, non seulement dans la prévention du crime de génocide, mais dans le
crime lui-même (la notion de ‘contrôle effectif’ retenue était trop limitée, empêchant de bien
apprécier le soutien donné par la Serbie aux groupes armés qui ont commis le génocide). Le juge Al
Khasawneh se réfère notamment à la jurisprudence du TPIR pour estimer que, même si l’intention
génocidaire n’est pas prouvée en tant que telle, elle peut se déduire de la nature – notamment leur
caractère systématique – des actes criminels commis (meurtres, viols).
Dans une critique reprise par d’autres juristes, l’arrêt de la CIJ Bosnie c Serbie est aussi critiqué pour
ne pas avoir pris en compte le refus par la Serbie de transmettre les comptes-rendus de son conseil de
défense, ce qui aurait dû, selon le juge Al-Khasawneh, être mis à la charge de la Serbie, démontrant
implicitement son rôle dans les actions ayant mené à un génocide.
De même, dans son opinion dissidente, dans l’arrêt Croatie c. Serbie, le juge (brésilien) Cançado
Trindade estime, dans un long exposé, que la Cour doit avoir une approche plus large de la Convention
contre le génocide de 1948 afin de couvrir les actes de nature génocidaire. Le juge cite notamment la
jurisprudence du TPIR – et du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY).
Dans l’arrêt Jelisić, par exemple, le TPIY a dit ce qui suit: « Quant à la preuve de l’intention spécifique,
elle peut à défaut d’éléments de preuve directs et explicites, procéder d’un certain nombre de faits et
de circonstances, tels le contexte général, la perpétration d’autres actes répréhensibles
systématiquement dirigés contre le même groupe, l’ampleur des atrocités commises, le fait de viser
systématiquement certaines victimes en raison de leur appartenance à un groupe particulier, ou la
récurrence d’actes destructifs et discriminatoires.»18
Dans le jugement historique qu’il a rendu dans l’affaire Akayesu, le TPIR a jugé que « l’intention est un
facteur d’ordre psychologique qu’il est difficile, voire impossible, d’appréhender », et il a décidé, que
« à défaut d’aveux de la part de l’accusé », l’intention peut se déduire des faits suivants: a) le contexte
général de perpétration d’autres actes répréhensibles systématiquement dirigés contre le même
groupe ; b) l’échelle des atrocités commises; c) le caractère général des atrocités commises dans une
16 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt
du 3 février 2015
17 Croatie c. Serbie, para. 510-514.
18 Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), Chambre d’Appel, Le Procureur c. Goran Jelisic, arrêt
du 5 juillet 2001, para. 47.
5
région ou un pays; d) le fait de délibérément et systématiquement choisir les victimes en raison de leur
appartenance à un groupe particulier, tout en excluant les membres des autres groupes; e) la doctrine
générale du projet politique inspirant les actes; f) la répétition d’actes de destruction discriminatoires;
g) la perpétration d’actes portant atteinte au fondement du groupe, ou à ce que les auteurs des actes
considèrent comme tel19.
Pour le juge Cançado Trindade, dans son opinion dissidente, dans l’arrêt Croatie c. Serbie, « même en
l’absence d’éléments de preuve directs, l’intention génocidaire (mens rea) peut être raisonnablement
déduite de cette destruction planifiée et à grande échelle, systématiquement dirigée contre les mêmes
groupes visés » (para. 471).
D’une façon générale, à l’encontre des juges dissidents qui souhaiteraient élargir la notion de
génocide, sur la base d’actes qui dénoteraient une intention génocidaire, autant la Cour est ouverte à
des mesures préventives assez larges et de nature à éviter le risque de génocide, autant elle reste
prudente quant à la qualification de génocide et aux conséquences juridiques que cette qualification
pourrait entraîner.
3) Conclusion
Deux éléments importants peuvent être tirés de l’influence du génocide au Rwanda sur la
jurisprudence internationale.
Le premier est l’insistance sur la prévention dans la jurisprudence de la CIJ (l’affaire Gambie c Myanmar
sera intéressante à suivre de ce point de vue). Le seul jugement sur le fond où la CIJ a établi l’existence
d’un génocide concerne l’affaire Bosnie c. Serbie (la Cour s’est prononcée dans l’affaire Croatie c. Serbie
en 2015, mais en estimant qu’il n’y avait pas eu de génocide), d’autant plus douloureuse que la même
Cour avait émis une ordonnance demandant à la Serbie d’agir pour prévenir un génocide, en 1993,
avant que le génocide ait lieu en Bosnie (et également au Rwanda, même si la Cour ne s’est pas
prononcée sur le cas du Rwanda).
L’ordonnance de 1993 concernant les mesures provisoires dans l’affaire Bosnie c Serbie, qui intervient
juste avant le génocide au Rwanda et celui à Srebrenica en Bosnie, montre que lorsqu’un processus
génocidaire est en marche, il est probablement déjà trop tard pour l’arrêter. Toutefois, la Cour fait une
distinction entre prévention des génocides et génocide proprement dit. La Cour note dans son arrêt
du 26 février 2007 que la responsabilité d’un Etat pour violation de l’obligation de prévenir le génocide
n’est susceptible d’être retenue que si un génocide a effectivement été commis20.
Le deuxième élément est que le précédent du Rwanda a permis une redéfinition de la notion même
de génocide d’un point de vue universel (et pas seulement à l’aune de la Shoah), avec le risque évident
d’un glissement du sens du terme (que l’on voit malheureusement à l’œuvre aujourd’hui). La Cour a
t
iré de cette expérience une approche large de la notion de prévention, en faisant le lien avec les autres
crimes de masse que sont les crimes de guerre et contre l’humanité, dans un contexte de conflit armé.
La Cour est donc tiraillée entre une conception extensive de la prévention, et indirectement du risque
génocidaire, sinon du génocide lui-même, et une conception qui reste restrictive de la notion de
génocide en tant que telle. Dans l’arrêt Croatie c. Serbie, la Cour estime que le ‘nettoyage ethnique’ à
19 Le Procureur c. Jean-Paul Akayesu, jugement du 2 septembre 1998, para. 523-524
20 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Bosnie-Herzégovine c.
Serbie-et-Monténégro), arrêt du 26 février 2007, para. 431
6
grande échelle pratiqué lors de ce conflit n’est pas constitutif d’un génocide, se limitant à considérer,
dans l’arrêt Bosnie c. Serbie qu’un génocide a été commis à Srebrenica, au vu de l’ampleur des actes
d’élimination d’une part de la population de ce lieu. Le ‘nettoyage ethnique’ constitue un crime de
nature à justifier des mesures de prévention de génocide, mais la Cour ne va jusqu’à en faire un crime
de génocide.
La Cour tient à séparer les notions de crime contre l’humanité (que représente certainement le
‘nettoyage ethnique’) et de génocide (où l’intention d’élimination d’un groupe est prouvée). À cet
égard, un projet d’instrument international contre les crimes contre l’humanité est en discussion à
l’ONU, visant à établir des obligations visant les Etats (et non les seuls individus comme c’est le cas
maintenant) selon un modèle inspiré de la convention contre le génocide de 194821.
Un dernier point avant de conclure concerne l’abus de la notion de génocide, qui risque de diluer et
banaliser la notion de génocide, en l’assimilant plus ou moins à une situation de guerre dans laquelle
il y a des victimes civiles, plus ou moins nombreuses (c’est-à-dire toute situation de guerre). Certes, le
génocide et la guerre ont partie liée, mais il reste qu’il y a plusieurs façons de mener la guerre et que
toutes ne mènent pas au génocide. Un autre abus est l’accusation de génocide destinée à cacher ses
propres agissements (l’inversion typique du négationnisme). Le cas Ukraine c. Russie devant la CIJest
emblématique où non seulement l’Ukraine doit subir l’attaque de la Russie, mais aussi l’accusation de
génocide, ayant donc recours à la CIJ pour demander l’arrêt de l’agression russe sur la base de
l’accusation de génocide (alors même qu’on aurait pu considérer comme plus logique pour l’Ukraine
de demander des mesures provisoires visant à prévenir un génocide sur son sol) 22.
21 https://press.un.org/fr/2024/agj3708.doc.htm
22 Allégations de génocide au titre de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide
(Ukraine c. Fédération de Russie), Ordonnance du 16 mars 2022.
Leave a Reply