RESIRG : colloque du 22 février 2025
Justice a-t-elle été rendue aux Arméniens ?
- Introduction
Lors du colloque précédent en 2023, j’ai été invité à répondre à la question : Qui sont les coupables du génocide des Arméniens ? ce qui m’a permis de confirmer qu’en vertu du droit international en vigueur à l’époque des faits dans l’empire ottoman, ceux-ci étaient condamnables du chef de crime contre l’humanité. Ce sujet est sensible dans la mesure où l’Etat négationniste oppose que le génocide n’aurait été incriminé que 30 ans après les faits. Il est entendu qu’en 1915, on ne parlait pas de génocide, on ne connaissait pas le mot, mais les faits étaient bien constitutifs de ce type de crime contre l’humanité qualifié ultérieurement de génocide.
Dès lors que la loi pénale internationale est applicable il est permis de passer à l’étape suivante, à savoir examiner (très) succinctement si et comment la loi a été appliquée. Si et comment Justice a été rendue.
Notons que les massacres et déportations débutés en 1915 ont visé en premier lieu les Arméniens mais au final tous les chrétiens de l’empire ottoman ont subi le même sort, les grecs, les chaldéens, syriaques et autres.
2. Avant et pendant le génocide
Dans la tradition catholique de l’époque, l’oppression des pauvres, des veuves et orphelins, l’homicide volontaire étaient les péchés qui crient vengeance au ciel. Le sort des Arméniens, proche dans l’empire ottoman de l’esclavage, n’a cessé de se dégrader au long du XIXe siècle. Le martyr des Arméniens dans l’empire ottoman est d’ailleurs à l’origine de l’évolution du droit international vers une limitation de la souveraineté de l’Etat en faveur d’un droit des minorités, et cela en vertu des principes de l’humanité et de la civilisation. Laquelle ? la nôtre bien entendu, la civilisation commune aux pays chrétiens de l’Europe, Russie compris. L’oppression des Arméniens défrayait les chroniques en Europe. L’émotion des opinions publiques fut évidement au comble lorsque furent connus les grands massacres de 1894-1896 faisant au moins 200.000 morts. Dans les esprits, la vengeance du ciel devait à tout le moins faire tomber sur les coupables le bras séculier.
C’est cet échauffement des opinions excédées de lire le récit des massacres de chrétiens qui explique la rapidité avec laquelle les puissances alliées notifièrent aux dirigeants turcs de cesser les massacres un mois jour pour jour après le déclenchement du génocide de 1915, sous peine d’en être tenus personnellement responsables.
Sans remettre en question leur résolution d’en finir avec les chrétiens ottomans, les Turcs se rendaient compte de l’effet politique produit dans nos pays par les massacres d’Arméniens depuis plus de 20 ans. Vers la fin de la guerre, ils étaient donc persuadés qu’en cas de défaite de leur camp la vengeance des vainqueurs pourrait être terrible. Pourquoi ? parce qu’ils savaient qu’à leur place ils ne se contenteraient pas pour les venger, d’appliquer la loi du talion, si des musulmans avaient été exterminés simplement à cause de leurs rêves d’autonomie, ou comme on dit aujourd’hui chez nous, « pour un mauvais regard ».
3. 1918-1923 : le temps de la Justice dans l’empire ottoman occupé
Voyant venir l’heure de la défaite, les Jeunes-Turcs au pouvoir paniquent et prennent les devants.
Talaat, grand vizir, a démissionné, le 13 octobre 1918, peu de temps après l’effondrement de l’allié bulgare. Immédiatement après, la tête du parti Jeunes-Turcs au pouvoir est entièrement renouvelée. Y sont nommés des hommes jeunes qui n’ont pas été compromis dans le cadre des massacres. Même recomposition au sein du gouvernement, bien que les Jeunes-Turcs y conservent plusieurs sièges. D’autre part, Talaat et ses amis mettent sur pied une organisation souterraine (le Karakol) chargée de protéger ses partisans contre d’éventuelles poursuites judiciaires en les cachant en Anatolie ; chargée aussi d’organiser la résistance en transférant en province armes, argent et matériel, de veiller à la défense des droits de la population turque dont le territoire serait menacé d’annexion par les Arméniens, les Grecs, les Britanniques et les Français.
Le 13 novembre 1918, les troupes anglaises et françaises suivies par les italiennes entrent à Constantinople. La ville sera occupée jusqu’au 6 octobre 1923. Mais dans la nuit du 1 et 2 novembre 1918, après s’être adressé une dernière fois au cours d’un meeting à ses partisans, Talaat et 6 des principaux responsables du génocide s’enfuient à bord d’un navire allemand. C’est ainsi que le Hitler ottoman trouvera refuge à Berlin dans un appartement du quartier chic bordant le jardin zoologique, d’où il continuera le combat politique.
A Constantinople, dans l’espoir d’apaiser le courroux des vainqueurs, on a arrêté des dizaines de responsables Jeunes-Turcs, hauts fonctionnaires et militaires compromis et l’on se promet de les juger. Il s’agit de juger soi-même ses serviteurs dans l’espoir de les faire échapper à la justice du vainqueur. Des cours martiales spéciales sont constituées à Constantinople et en province. Mais les vainqueurs se rendent bientôt compte de la duperie car les enquêtes sont sabotées, des pièces des dossiers pénaux disparaissent, des prisonniers s’évadent et échappent à leur procès. Les occupants mèneront donc leurs propres enquêtes en vue de déférer les coupables devant un tribunal pénal international.
Six mois après le début de l’occupation, les alliés entrevoient les difficultés à venir. Ils croyaient les Turcs soumis et contrits sous le poids de leurs péchés, ils réalisent que, derrière les gesticulations des représentants ottomans, le peuple gronde et rêve de revanche. Lorsque, le 17 avril 1919, le premier condamné par une cour martiale ottomane, un fonctionnaire équivalent au bourgmestre d’une de nos villes de province, est exécuté, ses funérailles donnent lieu à un rassemblement de masse. On voit des gerbes de fleurs avec l’inscription : « à l’innocent martyr islamique ». Des manifestations de Turcs se succèderont dans la capitale défiant les forces d’occupation. On touche ici du doigt une réalité qui a probablement été négligée par les alliés, à savoir que le génocide obéissait à un appel à la Guerre sainte. C’était l’ordre de Dieu devant lequel le droit international s’efface. A la fin de la guerre, des centaines de milliers de Turcs avaient trempé dans le génocide, soit en tuant, soit en volant, soit en enlevant des femmes ou des enfants pour en faire des serviteurs et les convertir. Comment faire justice de tout cela ?
Cependant, les Britanniques tiennent bon et, le 28 mai 1919, ils enlèvent de leur prison 67 détenus, parmi lesquels 12 anciens ministres, pour les enfermer sur l’île de Malte et s’activent à préparer le tribunal international. De leurs côtés, les cours martiales turques poursuivent les procédures et d’autres condamnations tombent. Elles règlent d’abord les comptes politiques. Les partis évincés par les Jeunes-Turcs prennent leur revanche et en profitent pour punir ceux qui, au pouvoir, ont forcé le pays à entrer dans la guerre et ont instauré une tyrannie. Accessoirement, les cours punissent les exactions et massacres de civils (les Arméniens sont rarement nommés). Règlement de comptes politiques, donc, mais aussi concessions faites par l’empire ottoman au camp des vainqueurs, plutôt que volonté de redresser les torts au profit des victimes.
Ces procès sont une goutte d’eau dans la mer, mais, malgré les sabotages de « l’Etat profond », les témoignages et preuves accumulés établissent à suffisance de droit le génocide, le tout constituant des sources précieuses pour les historiens.
Mais le vent tourne. A l’est, le général Mustafa Kemal relève l’armée grâce aux arsenaux secrets et rassemble les nationalistes pour continuer « l’œuvre » du comité Jeunes-Turcs, à savoir d’abord annihiler l’Arménie, née dans le Caucase en 1918 suite au reflux des Russes, fraîchement devenus bolcheviques. En effet, ce fragile Etat arménien peuplé de rescapés pourrait devenir un vaste foyer national car, à la Conférence de la Paix, on envisage sérieusement de dépecer l’empire ottoman en sa faveur, ce que confirme le premier Traité de paix, signé à Sèvres en août 1920, alors que les massacres de masse ont repris, provoquant la chute de l’Arménie, qui tombe dans l’escarcelle de l’Armée rouge, laquelle attendait son heure. Les massacres se poursuivront jusqu’en 1923 emportant les Grecs et les Syriaques sans que les puissances de l’Entente lèvent le petit doigt.
Désormais, Kemal incarne la nouvelle Turquie, que la France et l’Italie courtisent. La Grande-Bretagne isolée à Constantinople ne résistera pas très longtemps et se retirera, renonçant à tenir ses promesses de Justice. Les nations européennes en ont assez de faire la guerre et tremblent à l’idée que la Turquie embrasse le communisme, comme Kemal le laisse habilement supposer.
4. Le Traité de Lausanne de 1923 : le temps du silence et du déni
La Conférence de la Paix clôt les comptes de la Grande guerre par un traité signé à Lausanne le 24 juillet 1923. Ce traité absout complètement la Turquie. Pas de sanction territoriale, pas d’indemnisation des victimes civiles, pas même de reconnaissance symbolique des crimes commis. Il ne s’est rien passé. Silence. La Belgique figure parmi les négociateurs et les signataires de ce traité de la honte, dont l’anniversaire n’a jamais été fêté qu’en Turquie, l’Etat négationniste par excellence.
Deux mois plus tard, Kemal fonde la République de Turquie, annule tous les jugements des cours martiales et accorde l’amnistie générale. Le nouvel ennemi des Turcs, cible du nettoyage ethnique, est désormais le peuple kurde, auquel on dénie même le droit de profiter de la dépouille des Arméniens exterminés, alors qu’il a aidé aux massacres.
Les intérêts des puissances ont eu raison de leurs promesses de justice. Au diable les Arméniens ! Au diable les chrétiens ottomans ! Est-il possible de concevoir un sort plus injuste ? Si injuste qu’il inspirera une partie de l’entourage de Hitler, 20 ans plus tard rêvant, avant la débâcle, de sauver leur régime par un accord avec les Anglo-saxons pour unir leurs forces contre les Rouges. En 1944, les alliés ne pouvaient concevoir la moindre entente avec les nazis étant données les abominations auxquelles ils s’étaient livrés, encore moins les laisser au pouvoir. Mais, en 1923, les alliés se sont retirés en laissant tout bonnement le pays aux bouchers Jeunes-Turcs rhabillés en kémalistes.
Dans ces conditions, peut-on décemment reprocher à des Arméniens de s’être fait justiciers et d’avoir exécuté quelque sept des principaux auteurs du génocide ? Au lendemain de la guerre, l’opinion en Europe leur était favorable. On en eut la preuve lors du procès de l’assassin de Talaat devant un tribunal de Berlin en juin 1921. Tehlirian avait suivi Talaat dans la rue et l’avait abattu à coup de pistolets. Il était resté sur place attendant la police. A l’audience, l’orphelin expliqua avoir agi pour venger ses parents, sa mère martyrisée hantant ses nuits par ses supplications. Il a été acquitté par un jury pris d’émotion. Dans les années 1980, on se souvient de la réapparition de justiciers arméniens. Ils eurent droit brièvement à la même sympathie, tant il est vrai que l’injustice est imprescriptible.
De la sympathie, les Arméniens de Belgique et d’ailleurs en Europe ou aux Etats-Unis d’Amérique en ont trouvé, mais de justice point. Le génocide de 1915 a été reconnu presque unanimement mais en excluant tout effet juridique.
A l’injustice de Lausanne s’en est ajoutée une autre pour la diaspora arménienne d’Europe. L’amnésie des dirigeants, ou leur ignorance, les amena à ouvrir les frontières de leurs pays pour y introduire en masse des citoyens turcs à partir des années 1960. Ainsi, alors que la Turquie avait exterminé et déporté les Arméniens dont elle ne voulait plus de la présence sur son sol, les Arméniens rescapés du génocide et leurs descendants réfugiés en Belgique, notamment, étaient priés de « vivre ensemble » avec les négationnistes. Plus honteux encore, lorsque la Belgique s’avisa que le négationnisme devait être considéré comme un délit et introduit à ce titre dans le code pénal, son parlement le fit, en 1995, contre les négateurs du génocide des Juifs, puis, en 2019, contre les négateurs de tous les autres génocides, sauf celui des Arméniens.
Je peux donc répondre à la ques on posée en tre, mais vous aurez deviné le sens de ma conclusion.
Non, malgré le droit international, la Justice a été refusée aux Arméniens, tandis que les Jeunes-Turcs ont pu fonder leur république devenue un modèle caricatural d’Etat négationniste, ce qui ne l’empêche pas d’être respecté au plan international, d’être membre de l’OTAN, d’avoir été reconnu digne de faire partie de l’Union Européenne et même, ce qui me paraît un comble, de nommer un juge à la Cour européenne des droits de l’Homme, lequel pourra chapitrer la Belgique et l’Arménie. Chaque génocide est unique. Pour moi, l’unicité du génocide des Arméniens ent dans la violence et la permanence du déni de jus ce dontil est l’objet.
Michel Mahmourian-Avocat
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