Comment écrire l’histoire ? Comment écrire l’histoire d’un évènement qui n’a pas eu lieu, qui ne s’est pas passé il y a trente ans. Certes il y eut le cataclysme de 1994. Un évènement que le monde a d’abord refusé de voir pour ce qu’il était, et qu’il a ensuite obs nément resserré entre deux dates. Cent jours. Comment écrire ce e histoire qui a poussé sournoisement depuis un siècle sur un semis de fantasmes coloniaux, fantasmes qui se sont transcrits dans les mythes fondateurs de la République rwandaise, et qui inflige ses souffrances depuis aussi longtemps ? Comment dire et écrire une histoire qui vient de si loin et qui de surcroît n’est pas terminée, trente ans après la tragédie qui l’a révélée ? Comment la dire et l’écrire sinon en la confiant à ceux-là même qu’elle afflige : les rwandaises et les rwandais ? Et aussi aux acteurs étrangers qui s’y sont mêlés, pour le meilleur comme pour le pire. Mais selon quelle méthode historique, puisque ce ne sera pas l’histoire des historiens ? Comment entrer en ma ère, dis nguer la vérité de l’erreur, décrire les étapes, les moments de bascule, les acteurs, les interac ons, et aussi déceler comment ce e histoire se trace, en poin llés, pour l’avenir ? En suivant le cours de la jus ce, et plus concrètement celui des procès ! L’entrée en ma ère, ce sont les plaintes déposées devant la jus ce par les vicmes et rescapés. La méthode est celle qui permet d’établir la vérité judiciaire, avec certes le concours d’historiens, qui sont entendus par les juges, mais pour l’essen el au travers des acteurs de la jus ce : les rescapés, les par es civiles, les témoins, et les accusés. Le procès est par excellence le lieu d’interac ons, en tout cas dans notre tradi on juridique romano-germanique, où les par es civiles y prennent en èrement part. Le procès est le lieu de l’appren ssage par mé ssage. Il est une sorte de Tiers-instruit au sens de Michel Serres. Il croise expériences et savoirs. Non seulement on voit surgir l’histoire, avec un grand « H », mais les acteurs deviennent autres. C’est l’histoire de chacun qui est découverte et transformée, et qui devient la grande Histoire. On a vu une maman apprendre à l’audience où et comment étaient morts ses enfants. On a vu des rescapés interpeller des accusés. On a vu des accusés nier, d’autres se jus fier, d’autres encore avouer au travers de leurs dénéga ons. On a vu des mensonges crier la vérité. Les accusés découvrent leurs vicmes et leurs histoires par culières – l’inverse est d’ailleurs vrai aussi – et, au travers de ces histoires par culières, nous apprenons tous et toutes l’histoire du Rwanda – et d’ailleurs aussi de la Belgique et de la France. Personne n’en sort indemne. L’accusé est obligé de reconnaître l’existence de ceux qu’il était chargé d’exterminer, dont la seule présence lui révèle et lui impose l’échec de l’entreprise d’extermina on, et il découvre d’autres faces de l’histoire rwandaise, par rapport à la représenta on qu’il s’en faisait. Les procès furent les porteurs d’une ver gineuse pulsion de compréhension. Il s’est passé l’impensable entre avril et juillet 1994. Comment penser, pourtant, parce qu’il le faut bien, ce 1 Eric Gillet, Colloque RESIRG du 22 février 2025, ULB qui est arrivé lorsque c’est impensable ? Eh bien, ce sont les veuves de Sovu, c’est Spéciose, c’est Florida, Yve e, Laurien, Ephrem (un accusé), Yolande, ce sont toutes ces personnes, à commencer par les plus démunies, qui ont vécu l’histoire rwandaise des plus de trente ans qui ont conduit au génocide, qui nous ont donné les clés de la pensée et de la compréhension. Et elles n’ont pu le faire qu’en par cipant au lent travail de la Jus ce. Les procès racontent donc ce e grande histoire rwandaise, telle qu’elle a été révélée au cours d’un cheminement douloureux par leurs acteurs. C’est une histoire qu’on ne lit pas dans les livres d’histoire. Elle est faite de chair et de sang, d’émo ons et de chagrins. Mais le chemin par lequel ce e histoire a pu être res tuée permet de dépasser ce e tragédie incompréhensible, précisément parce que l’essence de la jus ce n’est pas seulement de punir. Elle est aussi, peut-être surtout, de fonder l’avenir en traçant un chemin de réhumanisa on sous les pieds de chacune et de chacun. Parce que l’histoire est dite, parce qu’elle peut désormais être reconnue, elle est un chemin de reconstruc on pour les vicmes. Elle est un chemin vers une nouvelle liberté. Elle fonde l’espoir d’instruire et d’éduquer l’homme et la femme de demain. A cet égard, il faut insister sur l’importance irréduc ble que les procès qui ont eu lieu en Belgique – et cela vaut pour la France – aient eu lieu devant des cours d’assises, c’est-à-dire devant des jurys populaires, et sur le fait qu’ainsi l’instruc on de chaque affaire ait eu lieu intégralement à l’audience. On a pu constater l’abîme qu’il y a entre les déclara ons faites dans le cabinet d’un juge d’instruc on ou devant des enquêteurs et ce qui se passe à l’audience, qui est une sorte de scène où se res tue tout le tragique de l’histoire, où les acteurs du procès se dépassent li éralement, trouvent enfin la force de tout dire, comme transcendés de se trouver devant la Jus ce, à qui ce que l’on a vu, vécu et entendu doit être dit. Les vicmes et rescapés, les témoins, les accusés eux-mêmes, les enquêteurs, confrontés les uns aux autres pendant chaque fois de six à dix semaines d’audiences, et les jurés, nous ont fait vivre la genèse du génocide, qui, comme je l’ai rappelé, remonte à très loin. Nous avons entendu les récits des souffrances endurées pendant des décennies, spécialement depuis l’indépendance du Rwanda. Ils nous ont donc fait vivre le long et lent chemin de douleur, dont nous avons appris avec elles et eux, a posteriori, qu’il devait fatalement conduire à la tragique impasse. Ils nous ont appris comment l’Etat rwandais a au bout de ce chemin préparé ce qui devait être une Solu on finale à la ques on ethnique, au cours des trois années qui l’ont précédé, le développement de la propagande, les ressorts psychologiques des bourreaux comme des vicmes, le déclenchement du génocide et son déroulement. Pour ne prendre qu’un exemple concret, on aborde souvent la ques on de la planifica on et de la prépara on du génocide par ce qui s’est passé dans le haut de la hiérarchie. Dispose-t on des indices ou des preuves, de documents écrits, d’archives qui révèlent l’implica on des cerveaux ? C’est plutôt par ce chemin-là que les historiens travaillent, et c’est essen el. Les signes les plus évidents se trouvent pourtant au ras du sol. Le banquier, et accusé, Ephrem Nkezabera, qui était aussi membre du comité na onal des Interahamwe, qui faisait le tour des barrières à Kigali, qui a été condamné pour des viols commis sur des femmes Tutsi, nous a expliqué en détails comment les banques ont contribué à préparer le génocide pendant les 2 Eric Gillet, Colloque RESIRG du 22 février 2025, ULB deux années qui l’ont précédé, et comment les interahamwe ont lentement été inscrits, entre 1992 et 1994, dans un projet ouvertement génocidaire. Nous é ons sidérés. Au cours du procès de Kibungo, les témoins, Hutu comme Tutsi, ont a esté de nombreuses réunions, depuis 1993 en tout cas, où l’on condi onne les esprits et où on dévoile le projet. Il s’agit d’un projet d’extermina on, présenté comme une issue inéluctable et expliqué ouvertement dans des salles de fêtes communales. Les futurs leaders des tueries à Kibungo ne s’en cachent pas. Nous les exterminerons ! Les esprits qui sortent échauffés de ces réunions rencontrent des Tutsi en ville, sur les routes, et leur crient à la figure qu’ils les extermineront. « Nous allons vous exterminer !» ; « L’heure des Tutsi est bientôt là ! ». On va jusqu’à en parler ouvertement dans les cabarets, autour des terrains de football, partout. C’est le Hutu et le Tutsi de la rue qui, à l’audience de la cour d’assises, décrivent ce e ambiance et la cons tu on de stocks de mache es, l’ac vité préparatrice de Pierre-Céles n Rwagafilita, le rôle de la Bralirwa, l’entraînement des milices interahamwe. Les procès nous ont permis aussi d’explorer la ques on abyssale de ce qui détermine des professeurs d’université, des religieux, des commerçants, des dirigeants d’entreprises, des banquiers et des hauts fonc onnaires, à devenir génocidaires, y compris à par ciper concrètement aux massacres. Ils ont décrit les violences à l’égard des femmes, qui cons tuaient le cœur de la propagande du génocide. Des historiens sont venus nous exposer que ces violences sont malheureusement universelles dans ce genre de tragédie. Le sort réservé aux femmes fut une sorte de génocide dans le génocide. Fut également abordée la responsabilité éthique, morale et poli que de nos gouvernants, dont nous avons entendu des représentants, atrocement impénitents, et de tous ceux qui, par leur posi on, auraient pu prévenir le génocide ou éviter des massacres, sauver quelques personnes, enfin de nous tous, comme citoyens et citoyennes qui, par manque de conscience ou encore imprégnés des stéréotypes coloniaux, contribuons malgré nous à perpétuer une culture fondée sur l’anéan ssement. Mais les procès nous ont raconté aussi l’actualité du génocide. Comment il détermine trente ans plus tard la vie des rwandaises et des rwandais. Et comment le néga onnisme paradoxalement le perpétue. Les procès ont mis en lumière qu’il n’y a pas de passé, mais un présent con nu, pour les vicmes comme pour les bourreaux. Ils ont permis également de situer le génocide des rwandais Tutsi dans la grande histoire universelle de notre civilisa on, dont il fut le produit. Ainsi ont été abordés les thèmes de la colonisa on, du patriarcat, de la langue du génocide. Comment ce e langue a, pendant le demi-siècle qui a conduit au génocide, en façonnant une percep on de la réalité rwandaise f inalement partagée par chaque rwandais et chaque rwandaise, y compris les Tutsi, comment ce e langue a donc répandu de manière virale ce e évidence qui a explosé le 6 avril. La jus ce punit le criminel. Pour y arriver, elle établit et consigne les faits. Ce faisant, elle est un puissant acteur de mémoire. Plus important encore, elle rend le néga onnisme lui-même criminel. Nuremberg a été le creuset de lois punissant le néga onnisme. La Belgique a criminalisé le néga onnisme du génocide des Tutsi par une loi de 2019, en s’appuyant sur la 3 Eric Gillet, Colloque RESIRG du 22 février 2025, ULB reconnaissance de ce génocide par le TPIR. Finalement, on n’a pas encore trouvé mieux, pour a ester et rendre incontestable l’existence même d’un génocide qu’une décision de jus ce. Les arméniens sont là, aussi aujourd’hui parmi nous, pour éprouver ce qu’il leur manque du fait de n’avoir pas eu une juridic on interna onale qui puisse a ester leur génocide devant l’histoire. Ainsi les arméniens ne peuvent espérer qu’un hypothé que « jugement de l’histoire », et restent à la merci des néga onnistes et des calculs poli ques de tous acabits. L’échec de la voie judiciaire de répression du génocide conduit à la néga on de l’histoire. Cependant la jus ce n’a pas le dernier mot. Les historiens ne sont pas limités par le temps du procès. Des accusés ont été acqui és par le TPIR, pas nécessairement à raison. De nombreux coupables ne seront jamais jugés. La qualifica on du massacre de Srebrenica comme crime de génocide par le Tribunal pénal interna onal pour l’Ex-Yougoslavie, est aujourd’hui discutée. La décision de jus ce est évidemment défini ve, et des effets sont associés à ce caractère défini f. Srebrenica est défini vement un crime de génocide, même si juristes et historiens pourront le discuter à l’infini. L’histoire des historiens a alimenté les procès, qui à leur tour la nourrissent, et ensuite, bien entendu, viendra le temps long de l’exploita on des sources et des archives qui complèteront les tableaux issus des procès. L’un et l’autre se passent le témoin de ce e longue course de fond qu’est la recherche de la vérité. Je voudrais, pour terminer, dire quelques mots sur les procès gacaca. Plusieurs témoins qui ont comparu à Bruxelles dans le cadre du procès Neretse en 2019 et qui avaient été condamnés par des juridic ons gacaca et purgé leur peine, ont admis s’être trompés, et avoir pu, au travers de leur procès et des aveux qu’ils y ont fait, et grâce à leur peine, réintégrer leur communauté de vie sur la colline,… jusqu’à exhorter Neretse à faire de même. Ce constat pourrait appuyer la conclusion que les procès gacaca ont permis aux rescapés et aux accusés, de s’approprier une histoire commune, apportant ainsi une contribu on par culière à la restaura on de la cohésion sociale. Une jus ce des voisins après un génocide des voisins. Il est remarquable à ce propos, puisque je lui emprunte l’expression, que le livre de Hélène Dumas, ‘‘Le génocide au village’’, soit documenté pour l’essen el par les audiences gacaca. Une jus ce évidemment imparfaite, comme la nôtre, mais ressen e, peut-être, comme plus légi me, car plus inclusive. Notre système occidental est plus clivant. Plus individualiste. La jus ce des gacaca est peut-être plus réhumanisante. Sa perspec ve est tournée vers l’avenir, et elle a peut-être créé les condi ons d’un nouveau vivre ensemble, entre autres en rendant possible le partage d’une histoire commune. Sans doute avons-nous à apprendre des solu ons expérimentées là pour faire évoluer nos propres pra ques judiciaires. Pour tendre vers une jus ce plus pacificatrice, car productrice, précisément, d’histoire, et d’histoire partagée ? Il est important, nécessaire, vital même, que l’histoire des procès, le contenu des dossiers et des débats, soient mis à la disposi on du public le plus large possible. Par des publica ons académiques, par la recons tu on d’histoires familiales au travers de la documenta on judiciaire disponible, ou encore autrement. Des romans, des essais, des poèmes, des pièces de théâtre. Ainsi se créent les liens entre les histoires par culières et la grande histoire. 4 Eric Gillet, Colloque RESIRG du 22 février 2025, ULB A cet égard, il est déplorable que les procès ne soient pas systéma quement enregistrés. Des procès qui ont eu lieu en Belgique, nous disposons de deux enregistrements intégraux : le procès de 2001 et celui de 2019. C’est tout. Ces enregistrements sont dus à l’ini a ve de l’ONG RCN-Jus ce et Démocra e. Le premier enregistrement a été retranscrit et est disponible en ligne sur le site de ce e ONG. Le deuxième n’est disponible qu’en audio et pour des fins académiques. C’est à ce e condi on que l’autorisa on d’enregistrement a été donnée par la présidente de la Cour d’assises. Tout cela est bien maigre. En France, à ma connaissance aucun des procès n’a été enregistré. En revanche, les procès gacaca sont quant à eux parfaitement documentés. C’est le Rwanda qui, finalement, nous met au défi d’en faire autant. * 5
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